CONCOURS DE LA CONFERENCE
DU BARREAU DE MARSEILLE
1er Prix - Premier Lauréat de la Conférence
Jury :
Monsieur le Bâtonnier Jean-Raphaël FERNANDEZ
Monsieur le Bâtonnier Mathieu JACQUIER
Me ... (Membre du Conseil de l'Ordre)
Me ... (Membre du COnseil de l'Ordre)
Me ... (Membre du COnseil de l'Ordre)
Me Kevin LEFEVBRE-GOIRAND (Premier Lauréat de la Conférence 2021-2022)
CONCOURS NATIONAL DE PLAIDOIRIE
DU MEMORIAL DE CAEN
Finaliste
Sélection : Premier Prix du Concours régional de plaidoirie de l'Ecole des Avocat du Sud-Est
Jury :
Monsieur Jacques TOUBON (Ancien Défenseur des droits et ancien Ministre)
Madame le Bâtonnier Nathalie LAILLER (Barreau de Caen)
Monsieur le Bâtonnier Robert APERY (Barreau de Caen)
Me Christophe ALLEAUME (Membre du Conseil de l'Ordre des Avocats de Caen)
Me Laurence MAUGER-VIELPEAU (Membre du Conseil de l'Ordre des Avocats du Barreau de Caen)
Jean-Philippe DENIAU (Chef du service enquête – justice, France Inter)
Frédéric LAMOUROUX (Procureur général, Cour d’appel de Caen)
Benoît LASCOUX (Journaliste, Ouest-France)
Nolwenn LEJEUNE (Journaliste, France Bleu Normandie)
Jean-François MERIENNE (Président de la commission de la formation professionnelle du Conseil National des Barreaux)
Joëlle MUNIER (Présidente du Tribunal judiciaire de Caen)
Patrick NICOLLE (Vice-président, Mémorial de Caen)
En-tête
CHIRAZ, VILLE DES POETES ET DES DAMNES
Je me souviens d’une des premières fois où je suis allé au cinéma quand j’étais enfant. Je devais avoir dans les six ans, je ne me rappelle plus exactement. Je ne pourrais d’ailleurs même pas vous dire si j’avais eu le droit à du popcorn ce jour-là. Quand les lumières se sont éteintes dans la salle, mes parents ont dû rapidement se demander s’ils avaient choisi le bon film : la première scène était une scène de pendaison. Ça, je m’en rappelle bien. Je me souviens du visage des paysans mexicains avec une corde autour du cou, des familles en pleurs, hurlant et implorant dans la foule. C’était vraiment effrayant. Au moment où la scène commençait à devenir presque insoutenable pour moi, Zorro apparaissait à l’écran et sauvait tout le monde.
On est vraiment naïf quand on est enfant. En voyant des potences et des cordes autour de cous, j’avais bêtement cru que des gens allaient mourir. Comme quoi, la naïveté n’est pas toujours dénuée de bon sens, car Zorro ne surgit que dans les films. Dans la vraie vie, les cordes passées autour des cous se referment toujours méthodiquement sur les nuques et les potences transforment les hommes en cadavres. J’avais raison d’être effrayé par ce qu’on me donnait à regarder.
Je ne sais pas si Navid Afkari a vu Zorro quand il était enfant. Il était né en 1993, moi en 1992, j’étais son aîné d’un an, on avait presque le même âge. Bien qu’un continent nous sépare, j’arrive à imaginer la vie qui a été la sienne. Il me suffit de me plonger dans mes souvenirs d’enfance et d’adolescence pour le voir lui, là-bas, à des milliers de kilomètres de distance, au même âge, avec ses propres aspirations. Evidemment je suis né en France et lui en Iran, ce qui constitue une différence majeure entre nous. Autre différence importante, mais vous me direz qu’elle est liée à la première, je suis en train de vous parler, Navid Afkari, lui, est mort. L’Etat iranien l’a exécuté il y a quatre mois.
Navid Afkari avait été condamné par la justice de son pays pour homicide et pour moharebeh, l’inimitié ou guerre contre dieu. On l’accusait d’avoir poignardé un employé du gouvernement lors d’une manifestation à Chiraz, dans le sud du pays. Jusqu’au bout, il a nié les faits, mais cela n’a pas beaucoup pesé dans la balance de l’injustice, face au symbole que Navid représentait pour le pouvoir. Navid était un jeune lutteur talentueux de vingt-sept ans, un champion d’une discipline particulièrement appréciée par la jeunesse iranienne. En le condamnant à la pendaison, le régime montrait à son peuple, que personne n’est à l’abri.
L’exécution est ignoble en soi. Lorsqu’elle est commise au petit matin, en secret, sans que le prisonnier, sa famille ou même son avocat n’en aient été préalablement informés, l’homme réussit ce tour de force de rendre infâme quelque chose de déjà abject. Même l’exécution publique qui se donne en spectacle ne saurait rivaliser en horreur avec l’exécution secrète. Albert Camus, dans son roman autobiographique Le premier homme, décrit l’un des rares souvenirs qu’il a de son père qu’il n’a presque pas connu. A l’âge de cinq ans, il se rappelle de celui-ci rentrant à la maison après avoir assisté à une exécution publique. Son visage, il ne l’oubliera jamais. C’est celui d’un homme livide, effrayant, qui aussitôt le seuil de l’appartement passé, ira vomir ce que son corps ne peut contenir.
Navid Afkari, avant de l’exécuter, on ne lui laissera même pas dire au revoir à sa famille. On ne lui donnera même pas une dernière image de ses parents à emporter dans la mort. Après son exécution, personne ne rentrera chez lui, blanc comme un linge, écœuré de s’être approché trop près de la noirceur de l’homme. Personne n’ira vomir toute cette saleté, toute cette laideur et aucun enfant de cinq ans ne sera marqué à vie au point d’écrire trente ans plus tard un réquisitoire implacable contre la peine de mort, Réflexions sur la peine capitale.
A m’écouter, on pourrait presque croire que le supplice de Navid s’est résumé à son exécution. Non. Préalablement, Navid a été soumis à un catalogue particulièrement odieux et varié de violation de ses droits : actes de tortures, arrestations de membres de sa famille, procès inéquitable. Mais si aujourd’hui je m’arrête sur sa pendaison, c’est parce qu’elle constitue assurément la violation la plus grave qui lui a été infligée. Je m’excuse de la simplicité de mes propos, mais parfois, il est essentiel que les choses évidentes soient rappelées : le respect du droit à la vie est la condition préalable de l’exercice de tous les autres droits. La liberté, qu’elle soit d’opinion, d’expression, de mouvement, la santé, l’éducation, la vie privée, sont des potentialités offertes à l’homme, qui supposent a minima que ce dernier soit en vie.
C’est d’ailleurs pour cette raison que l’ensemble des traités relatifs aux droits fondamentaux sont particulièrement attentifs au respect du droit à la vie. L’article 6 de la Convention internationale des droits civils et politiques dispose à ce titre que « nul ne peut être arbitrairement privé de la vie ». Son deuxième alinéa précise que « dans les pays où la peine de mort n’est pas abolie, une sentence ne peut être prononcée que pour les crimes les plus graves ». L’Iran a signé et ratifié cette convention. Pourtant, la loi pénale iranienne applique la charia et prévoit la peine de mort pour les infractions de vol à main armée, de trafic de stupéfiant, de consommation d’alcool en récidive, d’actes homosexuels ou encore de moharebeh, cette inimitié à l’égard de dieu qui ressemble fortement à une inimitié à l’égard du régime. En 2019, ces incriminations ne sont pas restées lettres mortes. En 2019, l’Iran a tué 251 fois.
N’allez pas croire que l’Iran est une nation de barbares. Non, c’est un Etat barbare à l’intérieur d’un pays de culture. Il y a mille ans de ça, alors que la France n’en était qu’aux balbutiements de sa littérature nationale, l’Iran pouvait se vanter de contenir en son sein une constellation d’immenses poètes. Plusieurs siècles avant la Pléiade, l’Iran avait déjà enfanté ses Pierre de Ronsard, ses Joachim du Bellay, ses Etienne Jodel. Ils répondaient aux noms de Ferdowsi, de Nizami, de Saadi ou de Hâfez. Deux de ces poètes sont d’ailleurs enterrés à Chiraz, ville des roses et des rossignols.
La culture n’est pas un rempart absolu à la barbarie. C’est parfois une digue fragile qui cède aux fortes tempêtes. Dante n’a pas empêché Mussolini, Goethe n’a pas contenu Hitler, Cervantes n’a pas arrêté Franco.
Le 14 septembre 2020, deux jours après l’exécution de Navid à Chiraz, un sondage paraissait en France : 55% des Français favorables au rétablissement de la peine de mort. 55% des Français favorables au meurtre institutionnalisé. Plus de 25 millions de citoyens, éduqués par l’école républicaine et séduits à l’idée de la violation du droit humain le plus fondamental.
Si je pouvais ne serait-ce qu’en choisir un parmi ces 25 millions et l’amener sur la tombe de Navid Afkari. L’amener sur cette tombe et lui demander s’il est fier d’être en faveur de ça. Si c’est vraiment ça sa vision du monde. Peut-être alors apparaîtrait la mère de Navid derrière nous. Elle me regarderait en train d’essayer de convaincre l’autre de la gravité de ses choix, de parler de son fils décédé, de décrire l’infamie que constitue sa disparition. Elle se rapprocherait de nous, lentement, et peut-être prononcerait ces vers du poète Saadi :
« Ceux qui ont le cœur libre ne connaissent pas les souffrances d’un cœur blessé
Seuls ceux qui souffrent du même mal le savent
Cela ne sert à rien de décrire un frelon à celui qui n’a jamais été piqué
Ne compare pas la flamme qui me consume à celle qui en consume un autre
Lui a du sel dans sa main, moi j’ai du sel sur mes blessures ».