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Discours de la rentrée solennelle du Barreau de Marseille 2024
Pour ou contre la mort ? Hommage à Robert Badinter
LA MORT : POUR
Je m’étais dit que j’allais aujourd’hui plaider pour la mort, celle qui nous fait mourir de rire, celle qui nous fait aimer à en mourir. Je m’étais dit que j’allais en cet instant défendre les temps morts, si rares et pourtant si nécessaires dans le tumulte de nos vies. Je me voyais déjà parler de Montand et de Prévert, et vous dépeindre les mille nuances de ces feuilles mortes qui se ramassent à la pelle. Je me voyais déjà vous parler de ces natures sublimes dont on dit qu’elles sont mortes, celles d’Edouard, de Claude, de Vincent et bien sûr de Paul.
Et puis j’ai eu peur… Peur qu’on dise de moi que je suis un truqueur, ce qui n’étonnerait d’ailleurs personne puisque je suis avocat. Peur qu’on dise que je me cache derrière des métaphores comme d’autres avant moi se sont employés à cacher leurs effets trompeurs dans les revers de leurs manches.
Alors mes chères Consœurs, mes chers Confrères, Mesdames et Messieurs, j’espère que vous me pardonnerez si dans quelques instants j’en venais à casser l’ambiance car c’est bien de la mort, la vraie, dont je vais vous parler. Celle dont le philosophe Jankélévitch nous rappelait qu’elle est à ce point littérale qu’elle « supprime la pensée même qui pense la suppression ».
Mais dans ces conditions, me direz-vous, comment raisonnablement défendre la mort ?
Comment raisonnablement défendre la mort après l’évocation il y a quelques instants des Consœurs et Confrères disparus, de celles et ceux dont on dit qu’ils sont partis et dont on sait qu’ils ne reviendront pas et qui ont laissé dans le cœur de certains d’entre vous, je le sais, un vide qui ne sera peut-être jamais totalement comblé ?
Comment raisonnablement défendre cette mort qui nous colle à la peau et dont nous n’arrivons pas les avocats à nous dépêtrer ; qui a réussi à s’inscrire jusque dans les habits mêmes que nous portons. Ces robes noires dont Balzac disait, non sans malice, que nous les avions revêtues afin de porter le deuil de toutes les illusions et de toutes les vertus.
Balzac disait également que la seule destinée de la femme est de faire battre le cœur des hommes et que celle qui se marie est une esclave qu’il faut savoir mettre sur un trône.
Vous l’aurez compris, tout ce que dit Balzac n’est pas forcément bon à prendre et doit parfois être appréhendé avec un certain regard critique.
Il n’y a d’ailleurs qu’à voir comment le 14 février dernier, lors de l’hommage rendu à Robert Badinter sur les marches de ce palais, nos robes s’accordaient à merveille avec le soleil éclatant et le ciel bleu azur au-dessus de nos têtes.
Un ciel de méditerranée, comme on n’en fait plus. Un ciel immaculé qui semblait avoir à cœur d’illustrer, le temps d’un hommage, ce qu’a été la vie de Robert Badinter en donnant consistance à ces mots de Camus : « Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible ».
Alors oui, nous étions en deuil, mais je peux vous assurer que ce jour-là nous n’enterrions pas nos illusions perdues mais qu’à l’inverse nous célébrions nos grandes espérances et toutes les vertus de ce monde.
Comment raisonnablement défendre la mort ?
Je crois, en faisant preuve de raison justement.
Car j’ai tout de même l’impression, je peux me tromper, que nous faisons régulièrement preuve, les mortels, de déraison lorsqu’il s’agit de penser à la mort. Il n’y a qu’à voir comment cet évènement au demeurant si banal et si répétitif provoque toujours en nous autant de curiosité et d’horreur, comme s’il survenait à chaque fois pour la première fois.
Alors comme bien souvent lorsque l’humain fait preuve de déraison, la passion n’est jamais bien loin et ici cette passion se nomme la vie.
Je ne nous en blâme évidemment pas.
Moi aussi j’aime la vie.
J’aime la senteur des croissants chauds et les effluves de café. L’odeur des journaux et du papier glacé des livres de notre enfance, nos souvenirs de vacances. J’aime les soirées d’été et les petits matins. Ces instants suspendus et sereins, à écouter le calme, avant que tout s’emballe. Nos choix courageux, faits parfois sur un coup de tête et à n’importe quel âge. Les buts rageurs à la 90ème minute qui font chavirer les virages. Le vélodrome qui s’enflamme et les étoiles qu’on rallume. J’aime la première gorgée de bière, la dernière goutte de whisky. Les bancs de la fac et ceux de la mairie. Les chansons hurlées à tue-tête qu’on sacrifie sur l’hôtel de la fureur de vivre et bien souvent de l’amitié et de l’amour. Les lundis au soleil, les mistrals gagnants, les cris les S.O.S et les mots bleus, ceux qu’on dit avec les yeux. Nos villes qu’on illumine à Noël et les angoisses de la veille qu’on éteint. Les animaux qu’on adopte, les mauvaises habitudes qu’ils adoptent. Les pays qu’on explore, les limites qu’on explose, les risques qu’on prend et qu’on ne regrette pas, ou qu’on regrette mais dont on se remet à chaque fois. Les éclats de rires qu’on ne retient pas, tous ces instants qu’on retiendra… Oui c’est la mort qui nous les enlève.
Alors permettez-moi seulement, face à ce mur insurmontable que je viens de dresser, de me faire l’avocat, non pas du diable, mais bien de la mort et de vous mettre en garde contre cette injustice que nous commettons trop souvent à son encontre.
Oui la mort est ce qui fait obstacle à la vie, elle l’annihile même. Mais elle n’est pas que cela.
La mort est également la condition nécessaire de la vie.
Car si la vie est vivante c’est uniquement parce qu’elle est vouée à la mort.
En tout cas ce qui est certain c’est que sans la mort nous ne saurions même pas que nous sommes en vie, de la même manière que sans la nuit nous ne saurions même pas qu’il fait jour.
Alors à chaque fois que, dans un moment de faiblesse ou de lucidité, vous vous retrouvez angoissés à l’idée de la nuit qui approche, n’oubliez jamais de vous rappeler ce que le jour doit à la nuit.
Et le jour ne doit pas à la nuit que son existence. Il lui doit également son intensité et sa valeur.
Quel regard porterions-nous sur une journée sans fin ? Que ferions-nous d’une vie sans bornes ?
Ernest Hemingway aimait à dire qu’il n’était pas en concurrence avec ses contemporains mais avec l’horloge qui continue de faire tic-tac.
Ce qu’il faut retenir de cette confidence d’Hemingway ce n’est non pas qu’il était probablement l’écrivain le moins modeste de sa génération, mais que l’artiste ne terminerait peut-être jamais son œuvre s’il n’était pas limité par le temps. Que le vivant, en général, ne viendrait à bout de rien s’il n’était pas talonné par la mort, pressé par l’intuition de sa courte carrière.
Romain Gary n’avait qu’une vie pour réaliser le grand avenir que lui avait prédit sa mère et prouver à la terre entière qu’elle ne s’était pas trompée. Cézanne ne disposait pas de plus de temps pour imprégner la peinture de son regard incandescent et la projeter dans la modernité. Robert Badinter savait que c’était dans ce monde, et non dans l’autre, qu’il pourrait rendre justice à son père et faire que les grandes espérances que celui-ci avait placées dans la France ne restent pas illusoires.
Alors quand le jeune Romain Gary ne cesse d’inonder les boites aux lettres des maisons d’édition qui refusent de le publier, je suis certain qu’il entend le tic-tac. Lorsque Cézanne refuse de regagner le domicile familial malgré l’insistance de son père, quitte à presque en mourir de faim dans un taudis à Paris, je ne peux imaginer qu’il n’entende pas le tic-tac. A l’instant où Robert Badinter décide de quitter le confort de son cabinet d’affaires pour se jeter dans l’arène des assises, je suis convaincu que lui aussi répond à l’appel du tic-tac.
Le premier écrit avec frénésie, le deuxième peint avec fureur et le troisième plaide avec passion. Mais aucun ne le fait avec empressement, dans une sorte d’excitation fébrile, car tous avancent avec détermination, sans trembler et sur le même tempo : celui de l’horloge qui continue de faire tic-tac.
N’allez surtout pas croire que je fais de la mortalité une sorte d’aiguillon qui permettrait de piquer l’amour propre des plus ambitieux : celui qui aurait fait accoucher ce monde des Rastignac et des Napoléon… Une mort qui fonctionnerait comme un ressort pour les plus aventureux et qui ne resterait qu’une date de péremption pour les moins téméraires.
Non, toutes nos vies sont rendues fécondes par la mort.
Une fécondité qui ne provient d’ailleurs pas tellement de cette idée que tout peut brusquement s’arrêter d’un moment à l’autre, mais plutôt de la conscience qu’à un moment ou un autre, tout s’arrêtera nécessairement.
Que pourrait-on en effet espérer d’un orchestre qui ne s’arrêterait jamais de jouer ?
Malheur aux musiciens condamnés à ne jamais entendre leur dernière note se muer en huées ou en acclamations. Car sans la perspective de cette note finale, comment se concentrer sur la justesse de toutes les autres ?
Grâce à la mort, nous devenons tous ces musiciens habiles aux doigts virevoltant sur les touches et les cordes, animés dans notre interprétation de la grande symphonie de la vie par la conscience d’une dernière note qui ne manquera pas d’arriver.
Car vivre c’est également risquer de rater sa vie et nous le savons bien : c’est à la fin du bal qu’on paye les musiciens.
Puisque je parle de musique et qu’il en était féru, d’opéra surtout, et puisque ce sujet lui a été dédié en hommage, permettez-moi de convoquer à présent à mes côtés sur les bancs de la défense, Robert Badinter, lui qui a justement été probablement le plus grand défenseur de la mort que ce pays n’ait jamais connu.
Car oui, peut-être jamais personne en France n’a autant œuvré pour la mort que Robert Badinter, pour lui rendre justice, rappeler ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas.
Qu’elle est une loi de la nature, mais pas une loi de l’homme, en tout cas pas pour ceux en parfaite santé. Une maladie naturelle, mais jamais un remède social. Le fait prohibé d’un criminel, pas l’acte froid d’un bourreau. Une peine qui nous afflige, mais non une torture que l’on inflige. Qu’elle peut engendrer des larmes que l’on ne retient pas, mais jamais être engendrée par une lame que l’on ne retient pas.
Alors je ne partage pas l’avis de ceux qui ont pu dire que si la mort est venue chercher Robert Badinter aussi tard, c’est parce qu’elle le craignait. Non, je pense au contraire que si la mort a patienté aussi longtemps, c’est à l’inverse par reconnaissance pour l’avocat, le ministre et l’homme. Reconnaissance teintée peut-être il est vrai d’une pointe d’inquiétude, celle qu’on se remette à la dénaturer aussitôt son meilleur défenseur parti.
Mes chères Consœurs, mes chères Confrères, Mesdames et Messieurs,
J’ai bien conscience que l’horloge continue de tourner et que les minutes défilent, que les paroles que nous tenons nous engagent et que puisque je plaide depuis un moment déjà en faveur des bornes et des notes finales, il va falloir que je songe moi-même à conclure.
Avant cela, j’aimerais exhumer devant vous un fragment de ces mémoires d’outre-tombe, celles de Chateaubriand, qui écrivait que : « L'Homme n'a pas une seule et même vie ; il en a plusieurs mises bout-à-bout, et c'est sa misère ».
Je pense que même le meilleur d’entre nous ne serait pas en mesure de réfuter Chateaubriand. Il nous suffit en effet de sortir d’un vieux tiroir une photographie de notre enfance pour instantanément ressentir le caractère clos des périodes révolues et comprendre que cet enfant qui nous sourit, nous regarde depuis une autre vie.
Si nos vies passées transparaissent sur le papier glacé des vieilles photographies, elles en viennent même jusqu’à nous prendre à la gorge lorsque nous retournons sur les lieux où nous les avons vécues.
L’écrivaine Joyce Carol Oates nous décrit cela avec beaucoup de justesse : « Vous retournez vers le paysage de votre enfance », nous dit-elle « et vous ne reconnaissez plus rien : la maison où vous avez vécu a été rasée ou restaurée, quelqu'un d'autre y habite, le quartier a été reconstruit... Ce sont des paysages définitivement perdus ».
Les paysages définitivement perdus ont cela de particulièrement cruel qu’ils parviennent à matérialiser l’absence. A faire apparaître sous nos yeux celui que nous avons été et que nous ne sommes plus, ceux dont nous étions entourés et dont nous nous sommes éloignés, les choses que nous avons follement aimées et puis que nous avons peu-à-peu délaissées.
Les paysages perdus sont des tombeaux.
Alors je pense qu’au lieu d’angoisser à l’idée de la mort définitive qui nous guette et contre laquelle nous ne pouvons rien, il conviendrait davantage de se concentrer sur nos autres morts, nos petites morts, celles sur lesquelles nous avons une emprise.
Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de dire que nous ne devrions jamais grandir, murir, bouger, évoluer, changer d’habitudes et d’idées, bref devenir des imbéciles.
Non, car notre misère ce n’est pas tant ces différentes vies qui se succèdent, mais le fait qu’elle soient mises bout-à-bout.
Qu’entre ces vies, il n’y ait parfois aucun pont mais seulement des précipices, aucun accord même imparfait, mais uniquement des dissonances. Que dans l’urgence avec laquelle nous traversons notre existence, nous finissons parfois par oublier, à chaque nouveau chemin que nous empruntons, celui qui précédemment portait nos pas.
Alors si je pouvais vous donner un conseil avant de quitter définitivement ce pupitre, ce serait celui de ne jamais oublier l’enfant que vous avez été. J’assume pleinement la formule et sa naïveté car c’est justement mon propos. Celui, que nous devons veiller à garder en nous une part de crédulité, car c’est toujours par là qu’arrive l’espoir. Ne jamais se moquer de ce que l’on a aimé mais à l’inverse toujours se le remémorer et essayer de le comprendre. Ne jamais être trop sérieux, trop réaliste, trop raisonnable, trop adulte.
Je suis convaincu qu’en agissant de la sorte nous pourrons, la dernière heure venue, avant que ne sonne le glas, nous retourner sur notre vie avec ce sentiment de plénitude et du devoir accompli, se dire que si c’était à refaire nous referions exactement la même chose, que ça en valait la peine. Rembobiner d’un coup le film de notre existence et dans une dernière étincelle, aussi puissante qu’un feu d’artifice, se le dire très fort une dernière fois : « Oui… c’était vraiment mortel ! ».