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Manuel GUIDICELLI Avocat Concours Conférence Barreau de Marseille

CONCOURS DE LA CONFERENCE 
DU BARREAU DE MARSEILLE


1er Prix - Premier Lauréat de la Conférence

Jury :
Monsieur le Bâtonnier Jean-Raphaël FERNANDEZ
Monsieur le Bâtonnier Mathieu JACQUIER
Me Stéphanie DEIRMENDJIAN (Membre du Conseil de l'Ordre)
Me Shirley LETURCQ (Membre du Conseil de l'Ordre)
Me Nathalie LAURICELLA (Membre du Conseil de l'Ordre)
Me Kevin LEFEVBRE-GOIRAND (Premier Lauréat de la Conférence 2021-2022)

En-tête

FAUT-IL CONTINUER DE CROIRE AU MATIN ?

Quand je pense au matin, je pense à Cézanne qui au crépuscule de sa vie, continuait de se lever chaque jour à l’aube pour peindre la Sainte-Victoire.

 

Un Cézanne qui avait pourtant tout vécu, tout supporté, tout souffert, tout perdu. Qui n’attendait plus rien de ses contemporains dont il n’avait que trop entendu les rires et les quolibets s’élever au-dessus de ses toiles. Un Cézanne aux antipodes de celui qui à l’orée de sa carrière avait annoncé qu’avec une pomme il comptait étonner Paris.

 

Qu’est-ce qui pouvait bien encore à la fin de sa vie, animer ce Cézanne vieillissant, en bout de course, diminué par la maladie et entièrement dépouillé de ses espoirs de jeunesse ? Peut-être une certitude que la beauté peut sauver le monde et que chacun doit prendre sa modeste part à cette entreprise ? Ou bien simplement une forme de croyance au matin, inconsciente, diffuse, mais bien présente.

 

Monsieur le Bâtonnier, Monsieur le Bâtonnier élu, mes Chères Consœurs, mes Chers Confrères, Mesdames et Messieurs.

 

Si j’introduis aujourd’hui mon propos avec Cézanne, c’est parce que je pense que ce ne serait pas faire justice à la métaphore du matin que de la réduire à une simple formulation poétique de la question de savoir si nous avons des raisons de continuer à espérer.

 

En tout cas, vous ne m’entendrez pas aujourd’hui dresser une liste des vices et des vertus de notre époque, des pour et des contre, et après un calcul minutieux vous indiquer s’il y a lieu d’être plutôt optimiste ou pessimiste pour la suite. Cette robe sur mes épaules me rappelle à chaque instant que je me présente devant vous pour plaider, pas pour réaliser des comptes d’apothicaire.

 

Vous ne m’entendrez pas non plus aujourd’hui rechercher si l’espoir nous est utile et si l’homme peut, au bout du compte, trouver un bénéfice à espérer. 

 

Je ne peux m’empêcher de songer ici aux mots du philosophe Jankélévitch qui lorsqu’on lui demandait à quoi servait la philosophie répondait que la philosophie n’était pas un ustensile et ne servait donc à rien, contrairement aux fourchettes qui servent à manger, aux couteaux à couper, et aux chaises à s’assoir.

 

Si l’on commence à raisonner sur ce en quoi doit croire l’Homme à travers le prisme de l’utilité qu’il peut en retirer, je pense alors que nous sommes perdus d’avance et que nous pouvons dès à présent cesser de croire au matin.

 

Et puis vous savez, quand je pense au matin, je ne pense pas forcément à l’aurore aux doigts de rose.

 

Je pense aussi aux matins pluvieux, aux matins gris, aux matins tristes. Aux matins qui ne sont que les réceptacles de nos défaites de la veille. Aux matins bruns même, comme l’écrivait Franck Paveloff. Ces matins où de l’autre côté du Vieux port on vide le Panier de ses habitants. Aux matins plus sombres que les nuits, aux matins qui nous laissent penser qu’il n’y aura plus jamais d’autres matins.

 

Quand je pense au matin, je pense à Robert Badinter rentrant chez lui après l’exécution de Bontems. Je l’imagine dans son salon, la mine sombre, avec le souvenir frais de la tête tranchée d’un homme à qui il avait assuré qu’on ne tue pas quelqu'un qui n'a pas tué. Et puis j’entends ces mots, cette sentence, qu’il écrira quelques années plus tard : « La vie, ma vie, continuait. Je n'en étais pas quitte pour autant. Cette nuit-là, je le savais maintenant, ne s'achèverait pas à l'aube ». 

 

N'allez surtout pas croire que je cède à une forme de pessimisme ambiant ou de nihilisme à la mode parce que je refuse de voir dans la métaphore du matin une simple formulation poétique de l’espoir.

 

Je crois au matin.

 

Je crois fermement que le soleil se lèvera encore demain, quoi qu’il arrive et que cela est important.

 

Quoi qu’il arrive. J’emploie ces mots au sens fort de leur signification, ce qui implique l’éventualité de notre mort et même son caractère inéluctable.

 

On est bien loin ici d’une espérance naïve, d’un précepte de la pensée positive ou d’une méthode Coué.

 

Croire au matin, c’est fondamentalement, et avant tout, avoir l’intime conviction que le soleil se lèvera encore, même à l’issue de notre dernière nuit, et que cela nous importe.

 

Qu’il se lèvera au-dessus de nos proches, comme il s’est levé au-dessus de ceux qui nous ont précédé et comme il continuera de se lever au-dessus de ceux qui nous succéderont.

 

En ce sens, croire au matin, c’est s’inscrire pleinement dans ce monde commun, qui nous dépasse et nous lie.

 

Quand chacun meurt, tout continue.

 

Romain Gary, dans son roman La promesse de l’aube, a cette formule qu’il conviendrait sans doute de faire inscrire sur tous les frontons de nos maternités : « Je vois la vie comme une grande course de relais où chacun de nous, avant de tomber, doit porter plus loin le défi d’être un homme ».

 

Cette grande course de relais à laquelle nous convie Romain Gary, est la conséquence directe de notre croyance au matin.

 

Si, quoi qu’il arrive aujourd’hui, tout continue demain matin, alors ce que nous faisons, nos actions, nos projets, leur réussite, leur échec, ont du sens et nous engagent.

 

D’ailleurs, aux heures les plus sombres de notre Histoire, lorsque l’Homme a tenté de détruire l’Homme, pas seulement le tuer, le détruire, il a tout mis en œuvre pour l’exclure entièrement de ce monde commun.

 

Dans les camps nazis, si à leur arrivée les déportés étaient immédiatement dépouillés de tout ce qui les rattachait à leur passé, ils étaient ensuite rapidement soumis à un travail éreintant, répétitif et inutile qui permettait de les maintenir dans un présent immobile sans cesse répété ne laissant aucune place à l’idée même du futur.

 

Primo Levi, déporté d’Auschwitz, décrit ce mécanisme de manière particulièrement saisissante dans son récit Si c’est un homme. Il faut que je vous lise ses mots. Il faut que vous l’imaginiez dans le camp à la fin d’une journée de travail.

 

« Et voilà que cette journée qui ce matin paraissait invincible et éternelle git devant nous, agonisante et déjà oubliée ; Demain, nous le savons, sera pareil à aujourd’hui ; peut-être pleuvra-t-il un peu plus, ou un peu moins, peut-être nous fera-t-on décharger des briques au Carbure au lieu de creuser des tranchées.

 

Durant mon séjour au camp, ces deux vers qu’un de mes amis a écrits il y a bien longtemps me sont régulièrement revenus à l’esprit :  ‘‘jusqu’à ce qu’un jour dire ‘demain’ n’ait plus de sens’’. Ici c’est exactement comme ça. Savez-vous comment on dit ‘‘jamais’’ dans le langage du camp ? ‘‘Morgen früh’’, demain matin ».

 

Je ne voudrais pas donner l’impression que ma plaidoirie s’achemine progressivement vers un point Godwin qui en serait la conclusion, mais vous comprendrez bien que lorsque dans l’Histoire, pour tenter de supprimer l’Homme, on a tenté supprimer le matin, la réponse à la question « faut-il continuer de croire au matin ? » devient des plus évidentes.

 

Alors je repense à Romain Gary et à sa course de relai, cette grande course qui donne du sens à nos actes et nous engage.

 

J’imagine cet immense flot de coureurs, progressant dans la même direction, vers un horizon fait de matins, non pas chantants, mais renouvelés et inépuisables. En me concentrant j’aperçois un petit groupe de sprinters resserrés, semblables aux autres mais différents en ce qu’ils portent tous une grande traine noire qui flotte dans leur sillage. Je m’aperçois finalement que ces capes sont des robes et que si ces dernières donnent une grâce supplémentaire à la foulée de ceux qui les portent, elles semblent également les exposer davantage que les autres à un risque de chute.

 

Me reviens alors en mémoire un livre. Non pas La chute d’Albert Camus, qui dépeint pourtant magnifiquement la situation d’un Avocat immobile, arrêté sur le bord de la piste, mais L’Avocature, de notre regretté Confrère Daniel Soulez-Larrivière. Je pense plus particulièrement à un chapitre de l’ouvrage dont l’intitulé nous est donné sous forme d’interrogation : « Qu’est-ce qui fait courir l’Avocat ? ».

Daniel Soulez-Larrivière, en bon disciple de Socrate peut-être, ne nous donne pas de réponse, nous laissant libres et responsables de notre choix.

 

Pour ma part, je choisis alors de me tourner de nouveau vers la foule en mouvement, me concentre et puis, malgré la présence de ce tissu noir qui crée un supplément de grâce et un surcroît de responsabilité, je me trouve finalement à conclure simplement : pareil que les autres.

 

Ce qui fait courir l’Avocat, ou en tout cas ce qui devrait nous faire courir, c’est cette croyance au matin.

 

Cette croyance qui est la chose la moins risquée qui nous soit donnée de faire, mais en même temps la plus audacieuse. La chose la plus modeste, mais probablement la plus ambitieuse.

 

La chose, en somme, la plus humaine.

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